La première rencontre avec notre Mécène

C’était un soir froid et venteux, un soir d’hiver. Un de ces soirs où le moindre craquement vous fait sursauter, un de ces soirs où même le plus misanthrope recherche la chaleur humaine.

La nuit avait surpris la troupe du cirque Kundalini en pleine forêt. Les voyageurs avaient profité d’une clairière proche de la route pour installer les quelques roulottes, panser les bêtes et nourrir la ménagerie.

Une fois toute les tâches routinières accomplies et le dîner frugal englouti, la bande d’artistes s’était rassemblée autour du feu.
Après toute une série de représentations dans les bourgades de la région, ils se retrouvaient pour la première fois depuis longtemps tous ensemble, sans chapiteau à hisser, sans numéro à répéter, sans parade à préparer. Chacun restait silencieux, perdus dans ses pensées.

C’est alors qu’Ombre, le directeur du cirque, prit la parole.

Il était une fois…..

Il attendit avec un léger sourire que les murmures amusés cessent pour continuer. Chacun savait qu’il allait, de sa voix grave et posée, commencer un récit. Et chacun savait aussi qu’une fois l’histoire terminée, la troupe s’interrogerait des journées entières pour tenter de deviner la part du vrai et du faux dans tout ce qui avait été dit.

Une fois tout le monde correctement installé autour du feu, chaque artiste chaudement enveloppé d’un pagne, d’un châle ou d’une couverture, tous serrés les uns contre les autres et leurs yeux brillants à la lueur des flammes tournés vers lui, Ombre commença. Il parlait à la limite du murmure, rendant l’histoire plus intime et permettant ainsi aux bruits nocturnes de ponctuer régulièrement son récit.

Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître…. C’était au tout début du cirque… J’avais débarqué sur Baduk depuis quelques semaines. Certains connaissent mon histoire, ce n’est pas cela que je vais vous conter ce soir.

Je venais de créer le cirque. Nous n’avions que deux roulottes à l’époque, pour 8 artistes. Il y avait Clélia, la plus fidèle, qui devine ce que je vais vous raconter. Kinyon et Bobwasa venaient juste de nous rejoindre, ainsi que Sekhmet. Les autres nous ont maintenant définitivement quitté.

Tout débuta un soir d’automne. Depuis des lunes, je chassais le sanglier et j’avais envie de rapporter quelque argent à mes amis pour pouvoir acheter du matériel décent. Je décidai de profiter du crépuscule pour aller chasser le gnoll et ainsi remplir ma bourse. Nous étions alors fort pauvres : nos roulottes étaient décrépies, nos vêtements usés, nos armes ébréchées. Nous ne mangions pas tous les jours à notre faim et quotidiennement nous étions la proie des bandits sans scrupules qui nous dépouillaient des maigres biens que nous avions réussi à accumuler.

J’étais donc dans la plaine que surplombait la ville de Dana’s Valley, à occire du gnoll a coups d’épée, lorsque survint Emi.
Emi ? C’était une jeune soigneuse que j’avais rencontré dans les premiers jours qui suivirent mon arrivée sur Baduk. Nous avions… sympathisé…. puis parcouru ensemble quelques temps les routes de cette contrée avant de prendre des chemins divergents. Je la retrouvais donc après quelques semaines sans nouvelles. Si elle était toujours aussi mignonne, par contre, sa tenue s’était nettement améliorée : robe de soie fine, armure de Neptune resplendissante, bouclier étincelant, bijoux aux lourdes pierres précieuses… J’eus soudain honte de mon pauvre équipement de bois et de fer de mauvaise qualité.

Nous nous installâmes à l’ombre d’un sorbier pour prendre des nouvelles l’un de l’autre et deviser sur le bon vieux temps.
Elle m’apprit qu’elle faisait maintenant partie d’un clan fort puissant, constitué d’une trentaine de membres. Que la répartition des gains au sein de cette puissante tribu lui assurait un revenu quotidien d’environ 80 000 po….
Oui, vous avez bien entendu : 80 000 po !!! En ce temps là, nous gagnions ça en deux semaines !
Voila ce qui expliquait probablement le riche équipement.
Emi poursuivit alors en m’annonçant qu’elle avait eu l’honneur de plaire au chef de son clan qui, depuis, la couvrait de cadeaux. Leurs fiançailles étaient pour bientôt….
Fut-ce mon air triste ? Une ombre de déception, voire de dépit qui traversa, l’espace d’un instant, mon visage ? Quoi qu’il en soit, elle déclara avoir à rejoindre son amoureux avant la nuit tombée et se leva pour prendre congé.
« Veux tu que je te tue deux trois gnolls afin que tu récupères leurs bolas et leurs écus ? » me demanda-t-elle gentiment
Je refusai sa proposition avec un sourire triste et reparti, abattu, taillader les gnolls.

Après plusieurs heures de chasse, les muscles lourds et ankylosés, je repartis vers Dana’s Valley afin de déposer le pécule ramassé sur les cadavres, à peine 20 000 po… Arrivé sur la place publique, évidemment, un bandit m’attaqua et me laissa pour mort après m’avoir dérobé ma bourse… Je vois à vos mines compatissantes que ce n’est pas une situation qui vous est inconnue…..

Bref, après m’être péniblement relevé, je rejoignis ma troupe de pauvres hères, ensanglanté et plus pauvre que jamais. Bien sûr, s’ils furent déçus de me voir arrivé les mains vides, ils n’en laissèrent rien paraître. Bien sûr, Clélia se précipita pour me soigner et Kinyon tenta de me dérider par quelques pitreries. Evidemment, je leur souris en retour. Mais le cœur n’y était plus…

Le matin suivant, correctement bandé par Clélia, je me levai tôt comme à mon habitude et contemplai silencieusement mes compagnons de route. Clélia, soigneuse, habile et rapide. Kinyon, adroit et agile. Sekhmet, fort et résistant… Tous, autant qu’ils étaient, pouvaient facilement intégrer un clan renommé. Ils pourraient alors tous manger à leur faim, s’acheter le meilleur des équipements, parcourir ce monde les épaules hautes et le regard confiant et non pas, comme c’était le cas, l’échine courbée et des éclairs de peur dans les yeux…. Je les avais entraîné dans une aventure sans lendemain. C’était à moi de les libérer de cette servitude…. Mais là, dans la lueur grise de l’aube, je ne me sentais pas le courage de les réveiller pour leur annoncer ma décision… je décidai, lâchement, d’attendre le soir. Je quittai alors le campement et me dirigeai vers la ville, bien décidé à me saouler toute la journée dans l’arrière salle d’une taverne des bas fonds.

Je passai ainsi la journée dans une auberge, à siroter de la bière au goût de vase, seul à ma table, rejetant avec rudesse les propositions des misérables catins comme celles des joueurs professionnels. Après quelques heures d’ivrognerie méthodique, je fus suffisamment saoul pour me dresser brusquement et crier mon dépit et ma souffrance à l’auditoire aviné. Evidemment, ma tirade fut accueillie par des gloussements, des insultes et des ricanements. Néanmoins, quelques aventuriers plus expérimentés que moi s’approchèrent de ma table et m’écoutèrent poliment. Je leur confiai alors mes soucis et ma déprime. Ils tentèrent de me réconforter et me prodiguèrent maints avis. Je ne me souviens pas de tous, mais je me rappelle Paige, une grande magicienne et Monacienn, un guérisseur. Eux aussi, me dirent-ils, subirent en leur jeune temps ces phases de découragement. Patience, poursuivirent-ils… Bientôt, tu pourras aller dans la région de Kédok où la vie est plus facile !! …. Tous leurs conseils étaient sages, je le sais maintenant, mais aucun ne me permettait de changer ma situation. Malgré leurs paroles d’espoir, je décidai néanmoins de dissoudre le cirque. Fort de ce courage éphémère que procure l’alcool, je quittai le tripot après avoir chaleureusement remercié ces fiers aventuriers et me dirigeai vers la sortie de la ville.

Je tournai au coin d'une venelle quant une main puissante m’arrêta net. Je m’apretai, résigné, à me faire de nouveau dépouiller par quelque malandrin quand je me rendis compte que l’étrange personnage qui m’avait empoigné ne m’attaquait pas. C’était un nain, massif et vénérable, aux yeux pétillants et rieurs.

Messire Saltimbanque, me dit-il, j’ai ouï votre récit dans la salle. Je ne suis pas intervenu, étant d’un naturel réservé. Sachez cependant que votre récit m’a ému. Vous semblez une bonne personne, digne de confiance et je suis prêt à vous aider. Je n’ai que peu de talents artistiques, mais je suis très résistant et plutôt costaud. Me permettez vous de me joindre quelque temps à votre cirque ? Mon expérience vous permettra de vous refaire rapidement une santé financière. De plus, étant marchand de mon état, je vous livrerai à prix d’amis des équipements des lointaines contrées de ce monde. Je ne vous demande pas de vous décider tout de suite. Retournez voir vos amis, pensez à ma proposition et appelez moi en cas de besoin. Pour vous sortir d’affaires quelques jours, acceptez donc cette bourse. Considérez cela comme une subvention d’un mécène aux artistes…Mon nom est XIII, nain marchand. pour vous servir

Puis, avec une tape bourrue sur mon épaule, il retourna à l’auberge… La suite, vous la connaissez. Je revins au campement, ravi et plein d’espoir. Je parlais de ma rencontre avec ce curieux nain, montrai la bourse pleine.

Le lendemain, je retournais à l’auberge pour inviter XIII à se joindre à nous. Grâce à lui, nous pûmes nous équiper et partir en tournée….

Mais il est tard, et demain, la route sera dure. Il est temps de nous coucher et de nous reposer. Parler du temps ancien peut être édifiant, mais aussi douloureux…. Mieux vaut songer à demain qu’à hier. Chers amis, je vous souhaite une bonne nuit. Que vos songes soient doux et votre sommeil paisible.

Un à un, les artistes regagnèrent leurs roulottes respectives, toujours emmitouflés dans leurs vêtements. Seul Ombre resta près du foyer, les yeux perdus dans les flammes. Avec un soupir, il ramena sa cape autour de son corps et s’apprêta à une longue nuit d’insomnie.



[HRP : le contenu de ma discussion avec les aventuriers :
http://www.silver-world.net/forums.php?action=showthread&id_thread=1&numpage=1&id_thread=23157 ]